Le saint à l'enfant mort. La main levée, saint Edme figuré en habits de prélat, avec sa mitre et sa crosse, semble bénir l’enfant qui gît mort à ses pieds. Cette scène conventionnelle a souvent été reproduite par les peintres et les sculpteurs de Haute Bourgogne. C’est en effet à l’abbaye de Prémontrés de Pontigny dans l’Yonne, qui possédait ses reliques, que l’on amenait les mort-nés de la région. Saint Edme de Canterbury, peinture du xvii e siècle, église de Chaource (Aube).
La morphologie des signes de vie est aujourd’hui bien connue. Pour l’assistance, il ne fait aucun doute que le principe vital réside dans la tête et la poitrine ; ce sont donc les parties du corps que l’on surveille et que l’on touche fréquemment. C’est habituellement le changement de couleur à la face, au ventre ou à la poitrine qui annonce la mutation de l’état du corps. Il s’agit toujours d’une couleur vive qui tranche avec la teinte cadavéreuse que l’enfant présentait à son arrivée au sanctuaire : « De pâle bleu que ses lèvres étaient, lui sont devenues entièrement vermeilles et rouges comme du sang ». Ce premier signe s’accompagne fréquemment de chaleur. Puis d’autres manifestations apparaissent. Les assistants « sentent le corps et principalement la tête dudit enfant être chaude et la veine de la tempe battre ». Ils se persuadent alors que le vie interne reprend son cours puisque le pouls se rétablit. Et voilà que la respiration semble réapparaître : on sent « les souffles sensibles de son haleine »... Des épanchements aqueux accompagnent ces manifestations : de la salive, des larmes, une sueur abondante. Du sang coule par les narines, l’oreille ou le nombril ; or, plus que tout autre signe, le sang est aux yeux des assistants le symbole de la vie. Et puis il y a les mouvements qui agitent le corps ; les bras et les jambes qui changent de place, et surtout l’ouverture des paupières… Ces hommes et ces femmes harassés de fatigue, après des jours et des jours passés à veiller le corps ont beau se rendre compte qu’ils ne parviennent pas à croiser le regard vide de l’enfant, ils ne veulent retenir de cet instant que le sentiment exquis d’avoir enfin atteint le but : leur foi persévérante a triomphé de l’adversité… De cet enfant sans âme, on a fait un « enfant du Ciel » puisqu’il est sauvé ! Comment devant ces « preuves » éclatantes, plus « évidentes » les unes que les autres, les assistants pourraient-ils douter un instant de la « réalité » du miracle ? Le caractère spectaculaire de ce « retour en arrière », contre toute logique humaine qu’est le « répit », la fréquente dramatisation de la scène, tout contribue à faire du miracle des mort-nés un miracle sans pareil ! La manifestation des « signes de vie » peut être de durée variable. Certains enfants meurent immédiatement après qu’on les ait ondoyés et redeviennent livides et puants, comme si les « signes de mort » un temps bloqués, refoulés le temps du prodige, revenaient en force dès que l’enfant était sauvé…
Mais d’autres continuent à donner des « signes de vie » bien après le sacrement, pendant plus de trente heures parfois… (Gélis 2006)
Exposition de jumeaux.Une femme implore l’image miraculeuse d’une Vierge des Douleurs, avec l’espoir de voir des jumeaux donner des signes de vie. Sanctuaire de Cortaccia, haute vallée de l’Adige, ex-voto, vers 1890 (détail).
L'approche médicale
L’examen des signes de vie conduit à formuler
deux hypothèses. Dans la première, l’enfant n’est pas réellement mort ; la mort n’est qu’apparente et il s’agit donc pour l’homme de l’art de le réanimer, de mettre fin à
un coma prolongé en usant des moyens adéquats que préconise la science médicale de l’époque. Dans l’autre cas, l’enfant est bien mort et l’analyse des signes de vie prend une tout autre dimension.
Il faut s’arrêter à cette seconde hypothèse parce que la dominante des « répits » est bien la manifestation de « signes de vie » sur un corps reconnu initialement mort.
Le comportement du corps du nouveau-né dans les heures et les jours qui suivent sa mort peut être appréhendé de manière assez satisfaisante à partir des travaux de médecine légale. Trois moments successifs sont perceptibles (Bernos 1973). Le premier temps est d’abord celui de la naissance d’un enfant mort au corps mou, humide et chaud, pâle et inerte. Sa flexibilité est due à l’alcalinité naturelle des tissus musculaires. Nombre de documents font le constat de la mort ; on y insiste sur la lividité du corps (« il était raide comme bâton »), la lividité du corps (« il était tout noir, tant au visage que par tout le corps ») et sur l’odeur qu’il dégageait (« flairant et puant »). Lorsque le décès du fœtus est antérieur à l’accouchement, il arrive que le corps soit très altéré. Des phlyctènes thoraciques remplies de sérosité sont alors signalées sur le cou ou la poitrine.
Le deuxième temps est celui du refroidissement du corps, qui commence immédiatement après la naissance, la déperdition de chaleur étant sur un petit corps proportionnellement plus rapide que chez l’adulte. Ce refroidissement s’accompagne d’une contraction générale des muscles qui s’acidifient et, au bout de quelques dizaines de minutes, la rigidité cadavérique apparaît. Refroidissement et rigidité se manifestent plus ou moins vite suivant la saison : la chaleur accélère le processus, le froid le retarde.
Le retour de la flexibilité du corps et son réchauffement relatif, partiel (ce sont la face et le ventre, qui sont principalement concernés), constituent une troisième étape de cette évolution. L’alcalinité réapparaît progressivement, le laps de temps pouvant varier entre trois à quatre heures et deux jours. C’est alors que commence la décomposition du corps, caractérisée par le relâchement des muscles et des sphincters, la remontée de la partie supérieure du thorax qui fait pression sur l’estomac. Exceptionnellement, des bruits proches du spasme, du gémissement ou du sanglot se font entendre qui proviennent des viscères, de l’estomac ou de la mâchoire qui se décontracte. Les membres bougent, l’œil s’ouvre… On comprend que de telles manifestations aient fortement impressionné l’assistance et accrédité l’idée que, décidément, quelque chose d’extraordinaire se produisait. C’est dans ce contexte d’attente angoissée et d’exaspération des sentiments que s’inscrit l’appel au corps médical.
L'enfant donne des "signes de vie".Allongé sur un coussin et paré de fleurs, l’enfant est figuré devant l’image, au moment précis du « répit », alors qu’il vient d’ouvrir un œil… Cette mise en scène ressemble beaucoup aux ostensions d’enfants suisses et italiens morts en très bas âge dans la première moitié du xxe siècle. Chapelle Notre-Dame des Sept Douleurs. Ex-voto, 1750 (détail).
Matrones, chirurgiens ou médecins, sont invités à témoigner de la réalité des « signes de vie » que les assistants voient apparaître
sur le corps de l’enfant. Le comportement de la matrone est loin d’être uniforme. Le plus souvent pourtant, on la voit jouer un rôle actif au sein du groupe de femmes qui implorent la Vierge ou le saint intercesseur, mais dans certains
sanctuaires, elle reste au contraire plus extérieure aux évènements. Elle surveille, juge et confère « le petit baptême » si on le lui demande. Le témoignage de l’homme de l’art ou de l’accoucheuse
est, à l’évidence, attendu des contemporains, car l’avis que ceux-ci donnent est capital pour assurer la validation du cas et éviter un litige ultérieur. Leur fonction, leur expérience des accouchements les amènent
tout naturellement à s’exprimer, en tant que spécialistes du corps, sur les signes de vie et de mort constatés successivement chez un nouveau-né. À vrai dire, il s’agit d’une démarche inhabituelle
puisque ce que l’on attend tout de même des praticiens c’est qu’ils sachent reconnaître des signes de mort après la vie, et non pas l’inverse.
En
général, le praticien n’assiste pas à la première phase du « répit » ; il ne délivre pas de certificat de décès ; on ne fait appel à lui que pour les phases
deux et trois, c’est à dire pour établir le constat des « signes de vie » et de la « deuxième mort », définitive celle-là. Il existe pourtant une exception à cette règle
: dans les cas d’infanticide. Le chirurgien ou la sage-femme procèdent alors à l’examen du corps mort, et en communiquent le résultat oralement (pour la sage-femme) ou par écrit (pour le praticien) aux autorités
religieuse et judiciaire. Dans les cas ordinaires, le rôle des hommes de l’art se limite à une intervention au moment où l’assistance croit percevoir des changements sur le corps de l’enfant. Ils « visitent »
le corps exposé dans le sanctuaire, c’est à dire qu’ils l’examinent, le touchent et se prononcent.
L’Église attend donc des chirurgiens,
médecins et accoucheuses qu’ils cautionnent le miracle, mais le rôle qu’on leur fait jouer n’est pas dénué d’ambiguïté : nul doute que le poids de la science représentée par
l’homme de l’art est destinée à asseoir la réputation miraculeuse du lieu de dévotion. L’interprétation des « signes de vie » peut alors entretenir la confusion entre miracle et médecine.
L’accoucheuse, femme du terroir, aux pratiques souvent encore proches de la magie, est certainement la moins apte à discerner le caractère ambigu du rôle qu’on prétend lui faire jouer. Chez les chirurgiens et les médecins
par contre, on discerne à partir des années 1730 une attitude nouvelle faite désormais de réserve, une volonté de prendre ses distances à l’égard des « répits » et du climat miraculeux
qui les entoure. Cette évolution résulte de l’émergence de la médecine comme science et des interrogations des hommes de l’art à propos de leur exercice.
La prestation attendue du praticien se résumait au fond à peu de chose sur le plan strictement médical. Son rapide constat était sans efficacité pratique puisqu’ils ne pouvaient plus rien pour sauver la vie du jeune être. Maintenir en santé et en vie, n’était-ce pourtant pas là le but essentiel de l’intervention médicale ? Le médecin entend justement faire plus désormais pour sauver le nouveau-né en péril : redonner une vie durable à un jeune être lui apparaît tellement plus gratifiant ! Il entend donc consacrer tous ses soins à sauver les nouveau-nés en détresse et pense trouver dans l’obstétrique les moyens d’y parvenir. Prévenir l’irréparable – la vie fauchée prématurément – grâce aux ressources de l’art, donne au praticien le sentiment d’être utile à la société. À l’aube des “Lumières”, l’attitude des hommes de l’art à l’égard des pratiques de « répit » témoigne des changements qui lentement apparaissent dans l’éthique médicale.
La dramatique du "répit".Ce tableau constitue sans doute l’une des rares représentations d’un « répit ». La scène, qui se déroule dans une chapelle du Trentin en Italie, à la fin du xviiie ou au début du xixe siècle, frappe par son réalisme et son mouvement. L’enfant vient de donner des signes de vie et le prêtre est en train de l’ondoyer. Deux groupes de femmes occupent l’espace du sanctuaire. À gauche, près de l’autel et de l’image, une Piéta, trois femmes recueillies assistent à la délivrance du sacrement. À droite, une femme les bras levés est soutenue par plusieurs compagnes : est-ce la mère que, contre toute vraisemblance, l’artiste a voulu figurer ? Ex-voto non daté. Chapelle de la Madonna della Corona, Spré di Povo, Trentin (Italie).
La médecine pose en effet de nouvelles questions. Certes, l’enfant a cessé d’exister au dehors, mais la vie n’existe-t-elle pas encore au-dedans ? La surface du corps est parfois trompeuse.
Et la mort est-elle aussi instantanée que le disent les théologiens ? Les nombreux cas de mort apparente, complaisamment rapportés dans la première moitié du xviiie siècle peuvent témoigner au contraire
de la permanence de la vie cachée, alors qu’on pouvait penser à l’examen superficiel du corps que tout était fini (Winslow, Bruhier d’Ablaincourt 1742-1745). Le siècle n’est pas seulement obsédé
par la quête du bonheur ; il est aussi travaillé sourdement par l’idée de la mort (Carol 2004). Il s’interroge avec passion sur la frontière entre la vie et la mort : où finit la vie, où
commence la mort ? Une nouvelle conscience de la mort est en effet en train d’apparaître et ce changement trouve sa traduction au niveau de la théorie médicale : la mort-instant du modèle mécaniste,
qui respectait « l’incontestable » dogme religieux, fait place à la mort-processus de l’école vitaliste, dont l’énoncé doctrinal trouve sa perfection avec Bichat : la mort est un
processus complexe, multiple, qui s’étend dans le temps, et qui est donc morcelé (Milanesi 1991).
Cette évolution de l’énoncé sert de
toile de fond aux débats sur le cas des mort-nés. Paradoxalement, en introduisant davantage de souplesse dans l’explication de la mort, la théorie vitaliste, et avec elle le corps médical, accrédite la thèse
du « répit » possible : le jeune corps paraît mort et ne l’est peut-être pas. La mort-processus est réversible et la porte reste donc ouverte à un retour à la vie… Le petit miraculé
entre dans la catégorie des individus qui ont eu une mort imparfaite.
Le cadavre du mort-né est un cadavre sans statut et c’est bien cette absence de statut qui inquiète les parents car, par-delà la question du baptême, elle peut entraîner des contestations au sein des familles. Qu’il ait manifesté quelque signe de vie et voilà qu’il peut être considéré comme un héritier, même passager. Pour le père dont la femme est morte en couches, ou la mère qui a perdu son mari pendant sa grossesse, c’est son propre avenir qui peut être affecté selon que l’enfant a ou non manifesté sa vitalité. Derrière le problème du baptême, on devine donc des questions qui relèvent du droit privé.
Plan du site d'Oberbüren.Sur un promontoire situé à une confluence se dressait la chapelle de pèlerinage d’Oberbüren, haut lieu des pratiques de « répit » dans la seconde moitié du xve siècle. Ce plan levé au cours des fouilles en 1994 montre la répartition des corps. Ceux des enfants miraculés, fœtus abortifs ou enfants à terme, sont proches des flancs du sanctuaire, disposés comme dans un charnier, serrés les uns contre les autres en plusieurs lits superposés.
La sépulture de l'enfant miraculé
Mauvaise naissance, corps mis à l’écart, âme
errante : telle était la vision de la destinée de l’enfant mort-né. À l’inverse, l’enfant ondoyé après un répit, puis « retourné à mort » était censé
intégrer sa communauté. Or dans la pratique, le corps n’était généralement pas ramené à son lieu d’origine ; il paraissait normal de le laisser au lieu même où la grâce
s’était manifestée et ce choix était ressenti comme un bienfait supplémentaire. La sépulture ad sanctos du petit cadavre était pour la parenté la plus belle des récompenses. Lorsque le
« sanctuaire à répit » était une église paroissiale, les petites dépouilles reposaient à l’écart dans le cimetière : un « rang spécial » leur était
réservé. Lorsqu’il s’agissait d’une chapelle de confins de terroirs, un « cimetière de bébés » avait été sommairement aménagé : ainsi, à Notre-Dame
du Chemin à Serrigny en Bourgogne, à Nanc, près de Saint-Amour dans le Jura ou à Notre-Dame de l’Arbrisseau à Salles près de Chimay dans le Hainaut belge. Parfois, les petits corps étaient ensevelis dans
un caveau de la chapelle, comme à Viserny près de Montbard, en Côte d’Or (Gélis 2006). Quelques-uns subsistent aujourd’hui alors même que leur mémoire s’est perdue.
L'enseignement des fouilles
Rares sont les comptes rendus de fouilles effectuées dans le passé
qui précisent ce que furent les conditions de sépulture. La plupart des sites ont souvent été prospectés assez superficiellement. Seul le hasard pouvait laisser espérer la sauvegarde de l’un d’eux. Ce fut
le cas en 1992 à Oberbüren, dans le canton de Berne en Suisse. Situé sur une colline dominant une confluence, au point de contact entre les trois anciens diocèses de Berne, Lausanne et Constance, cet ancien lieu de pèlerinage
était devenu un enjeu entre catholiques et protestants au moment de la Réforme. Les cinq campagnes de fouilles qui se sont succédées de 1993 à 1997 ont permis d’éclairer sous un jour nouveau les conditions d’ensevelissement
des enfants mort-nés miraculés dans ce sanctuaire qui eut un grand rayonnement de la fin du xv e siècle aux années 1530, date à laquelle les protestants rasèrent le sanctuaire (Ulrich-Boschler &
al. 2008).
Des sépultures collectives.L’étroitesse du lieu a conduit le fossoyeur à empiler les petits cadavres sur plusieurs niveaux. Fouilles d’Oberbüren, chapelle de la Vierge, canton de Berne.
La fouille du site a permis d’éclairer les conditions d’ensevelissement des mort-nés miraculés. On a retrouvé 490 tombes et les restes de 550 individus, dont 250 enfants (alors qu’au moins 2 000 enfants semblent avoir été miraculés pendant la période considérée). Les squelettes d’enfants gisaient pour partie dans des sépultures individuelles, pour partie, la plus nombreuse, dans des tombes collectives. Aucun matériel n’a été retrouvé et tous semblent avoir été ensevelis dans leurs langes ou dans un linceul. Comme la place était comptée, en raison de l’étroitesse du site, on avait pris l’habitude de superposer les corps sur plusieurs niveaux. On procédait de la manière suivante : on creusait d’abord une grande fosse, puis on disposait les enfants corps contre corps, au fur et à mesure qu’on les amenait ; enfin, on les recouvrait de terre. Quand un premier lit était constitué, on en disposait un autre par-dessus et lorsque le trou était plein, on le rebouchait et on creusait un peu plus loin. On pouvait ainsi avoir quatre lits de corps superposés. Tous les innocents étaient enterrés la tête à l’ouest. Un certain nombre d’entre eux reposait sur le dos et avait les bras repliés sur l’abdomen, mais beaucoup étaient couchés sur le côté, les jambes repliées, en position embryonnaire. D’autres avaient le corps contorsionné et les épaules paraissaient avoir été comprimées. Il est possible qu’un fossoyeur ait été affecté au sanctuaire et comme il disposait de peu de place, il serrait les corps les uns contre les autres sans trop se préoccuper de leur position.
Tous ces enfants étaient des bébés morts avant, pendant ou juste après leur naissance. Les anthropologues qui ont procédé à l’étude scientifique des ossements ont retenu la taille des squelettes comme critère de détermination de l’âge des enfants. Ils ont considéré qu’entre 45 et 55 centimètres ils avaient à faire à des enfants à terme et qu’au-dessous de 45 centimètres il s’agissait de fœtus expulsés prématurément. Même si ces critères sont discutables (pourquoi ne pas avoir pris comme référence la qualité des synostoses, ces soudures des extrémités des os dont on sait qu’elles interviennent à des stades différents de la croissance selon les os concernés), ils apportent de précieux renseignements sur les enfants miraculés. Plus du tiers d’entre eux étaient des prématurés et les plus petits fœtus étaient des avortons de quatre à cinq mois de conception. Mais il est vrai que les interruptions involontaires de grossesse étaient nombreuses aux siècles classiques : les accidents, le surmenage des femmes pendant la grossesse, les carences et les insuffisances alimentaires aboutissaient fréquemment chez la femme enceinte à l’expulsion prématurée de l’embryon.
Tous ces enfants avaient au moins la chance d’être sauvés et de mériter une sépulture en terre consacrée, à la grande satisfaction des parents qui remerciaient en offrant un ex-voto.
Mais qu’en était-il des autres, de tous ceux qui ne donnaient pas de « signes de vie » et dont il est d’ailleurs bien difficile d’évaluer le nombre ? Nous savons qu’à l’abbaye d’Ursberg en Souabe, qui fut sans doute le plus grand sanctuaire à répit d’Europe puisqu’on y amenait annuellement à la fin du xviie siècle jusqu’à 2000 enfants mort-nés, près de la moitié ne donna jamais de « signes de vie » (Gélis 1998). En cas d’échec, les parents se mettaient alors en quête d’un autre lieu d’exposition… Jusqu’au moment où la décomposition du corps les obligeait à l’enterrer clandestinement tout contre le mur d’un lieu de culte. Cette sépulture « sous l’égout du toit » fut fréquente en Alsace jusque dans les années 1880. Elle constituait un moyen empirique de sauver l’enfant, car on se persuadait que l’eau qui tombait sur le sanctuaire, alors qu’on procédait au baptême d’un enfant bien vivant, bénéficiait au pauvre innocent… On avait fait ce que l’on avait pu et Dieu pourvoirait bien au reste…
Remercier Dieu pour l'enfant qui survit.Sur neuf enfants qui leur sont nés, les parents en conservent un… Mais puisque l’avenir de la famille paraît assuré, ils ne songent plus qu’à remercier Dieu : « Mon Dieu, huit enfants sont près de toi. Je te remercie de m’avoir conservé le neuvième. » Tableau votif, Haute Autriche, Österreichisches Museum für Volkskunde, Vienne, 1775.
Les hésitations de l'Église
Un événement
aussi spectaculaire et massif plaçait l’église dans une situation inconfortable, car elle la divisait. Pendant des siècles, les clercs ont justifié ce miracle. Face aux protestants qui n’y voyaient que tromperie, ils
en ont même fait une manifestation de la vraie foi. Ces pratiques n’ont d’ailleurs été condamnées par la curie romaine qu’en 1729. Mais entre haut et bas clergé, entre réguliers qui y étaient
favorables et évêques qui les condamnaient, les rapports ont été parfois tendus. Et de ce fait, bien des rituels ont été cachés à la hiérarchie.
Dans les années 1670-1680, on assiste un peu partout à une véritable épidémie de « répits » et la hiérarchie se rend compte de l’ambiguïté de ce qui se passe.
Sa condamnation du rite entraîne des conflits parfois sévères et des sanctions, mais la demande des populations est telle que le rituel persiste. Au xviii e siècle, l’institution croit trouver une solution
avec la césarienne sur femme morte préconisée par le Traité d’embryologie sacrée du jésuite italien Cangiamila. On attend la mort de la femme qui ne parvient pas à accoucher et on s’empresse d’inciser
son cadavre pour tirer l’enfant vivant et l’ondoyer… Cette pratique que l’on veut systématique mais qui ne tient pas compte de la vie de la mère, va soulever l’opinion dans la seconde moitié du siècle
et l’église tente alors d’y substituer le baptême intra-utérin.
Au xiv e siècle, la valorisation du culte marial conduit à l’acceptation désormais du « répit » par l’institution ; ce miracle devient même le symbole de la toute puissance de Dieu. Ce n’est que dans les années 1950 que l’institution acceptera d’atténuer la peine imaginée pour les enfants morts sans baptême. Enfin, il y a quelques années une commission pontificale s’est penchée sur le concept de limbes pour souligner que ce ne fut jamais un dogme d’église, mais une position de circonstance.
Un cadavre de l'entre-deux
Tous ces rites dérobés, toutes ces tentatives pour réintégrer un corps mort dans le cycle de vie communautaire renvoient en fait à des croyances sans doute antérieures à
la christianisation des populations rurales. Dans la croyance populaire, on a pitié de l’enfant mort-né, ce qui ne l’empêche pas de le craindre. On se méfie de cet « esprit égaré », de cette
« âme en peine » en perpétuel mouvement. On pense que le mort-né disparu « avant d’avoir fait son temps » est toujours prêt à reprocher à ses parents la triste condition qui est la sienne
? Il appartient en effet à la grande cohorte des réprouvés, de tous ceux qui ont eu une mauvaise mort et qui ne cessent d’importuner les vivants : la « chasse sauvage ». Dès lors on comprend mieux l’importance
du rite destiné à réinsérer l’enfant non seulement dans la famille mais également dans la communauté, car ce cadavre embarrassant passe pour annoncer des calamités à venir, mauvaises récoltes
et maladies du bétail
.
Malgré leur habillage chrétien, les rites d’exposition et d’ensevelissement des enfants mort-nés laissent entrevoir une strate profonde de croyances fondée sur l’alliance étroite entre l’homme et la nature qui l’imprègne. Ils révèlent une manière d’être au monde et de mourir qui a progressivement disparu au cours du xixe siècle. Des dépôts retrouvés à proximité de certains « sanctuaires à répit » témoignent de l’ancienneté des pratiques sans que l’on puisse affirmer qu’il a existé une continuité sans faille du rituel d’exposition. C’étaient surtout les vieilles « pierres saintes » situées sur les limites de terroirs qui attiraient les pèlerins en quête de salut pour les petits enfants. On fréquentait volontiers ces « sanctuaires de la nature », ces « barques de pierre », ces « berceaux sarrasins », c’est-à-dire païens, auprès desquels on venait encore, il y a un siècle et demi, ensevelir clandestinement le petit cadavre. Il est probable qu’il s’agissait de cette antique « terre des morts », de ces lieux de sépulture primitifs que « la naissance du cimetière » (Lauwers 2005) imposé par l’Église à partir du x e siècle fit progressivement disparaître : mais en avait-on jamais vraiment perdu le chemin ?
PÉNITENTS GRIS, PÉNITENTS BLANCS
Quelle est leur histoire ?
De nombreuses
chapelles dites de « pénitents » jalonnent les campagnes de nos communes, l’entrée de nos villages et le maillage de leurs quartiers urbains. Aujourd’hui
peu nombreux sont ceux qui connaissent leur histoire et moins nombreux encore sont ceux qui savent qu’elles ne furent, à l’origine, que le siège (social) des confréries de laïcs qui prirent en charge l’action caritative
et consacrèrent bénévolement un peu de leur temps pour soulager la détresse humaine, par une action sociale concertée, organisée avant la lettre, dans un monde où elle faisait cruellement défaut !
Il semble que les confréries de pénitents naquirent en Italie, dans la deuxième moitié du 13ème siècle, bien que l’origine
réelle de telles associations pourrait remonter au 8ème siècle.
On en trouve alors à Mayence, encouragées par l’archevêque saint Boniface, et il semble qu’il faille ensuite les rattacher, autour de l’an mille, aux compagnies de Flagellants dont elles conservent certaines pratiques ainsi que l’appellation de « Battus ».
Sous le titre de « Confraternité Sainte Marie du Gonfalon », la première des confréries recensées fut instituée à Rome, en 1267, approuvée
par le pape Clément IV.
Les ordres mendiants contribuèrent largement à les développer et parrainèrent la création
de certaines confréries qu’ils accueillaient dans leurs églises conventuelles.
On pense que Saint Bonaventure, théologien de grand
renom et général de l’ordre franciscain, en rédigea les premiers statuts, ce qui semble être confirmé par la dévotion particulière à la Sainte Croix que manifestèrent les Pénitents
Blancs. Sur l’édifice de leur siège social comme sur leur étendard, apparut fréquemment l’emblème du pélican « s’ouvrant la poitrine pour nourrir ses petits »,
attribut symbolique du saint théologien des franciscains.
Désignées par un vocable religieux, les associations dites confréries étaient nombreuses
au Moyen-âge et constituaient une part importante de la société « civile » de l’époque, nonobstant le fait que l’Occident était alors chrétien et que la société « civile »
- à défaut de code civil - était régie par le droit religieux. Parmi ces groupes : confréries paroissiales, confréries corporatives ou confréries administratives, se recrutèrent les éléments
laïques réunis dans une démarche particulière de piété et d’œuvre caritative, qui composèrent les rangs des confréries de pénitents.
Elles apparurent en Provence pendant la période tragique de la Croisade contre les Albigeois. Les grandes épidémies, les calamités climatiques et les guerres de religion contribuèrent à la multiplication des confréries, principalement dans l’Europe du Sud à cause de l’accroissement du besoin de prise en charge de la détresse sociale.
A ces démarches
de secours mutuel, incluant la gestion dans les villes d’hospices, d’orphelinats, de lazarets et d’hôtelleries pour les voyageurs, s’ajoutait l’administration des monts de piété frumentaires ou granatiques
du monde rural.
Les 15ème et 16ème siècles constituent l’âge d’or au cours duquel les fondations vont se multiplier
et croître jusqu'à l’apogée du 17ème siècle.
Durand de Maillane, juriste provençal du 18ème siècle,
donne des pénitents une définition précise : « fidèles qui, dans les provinces méridionales du royaume se réduisent en confréries pour remplir certains devoirs de dévotion et de charité
comme de chanter les offices divins dans une chapelle qui leur est propre, d’ensevelir les morts, d’assister les malades, de faire des processions en l’honneur de Dieu, etc... ».
La Révolution leur porta, en France, un coup fatal en les supprimant par un décret de l’Assemblée nationale du 18 août 1793.
Certaines
d’entre elles ont survécu par la filière associative et, sous certaines conditions, ont pérennisé leurs actions. Elles nous rappellent qu’elles constituèrent un élément majeur de la société
civile d’antan et une institution qui réalisa, au travers de ses options religieuses et de sa sujétion au droit canon, l’une des premières formes d’entraide sociale en faveur des plus déshérités.
Pour le chroniqueur niçois Hervé Barelli, « Les pénitents d'aujourd'hui, comme ceux d'hier,
qui ne sont que des laïcs, répondent à une double nécessité ; une nécessité sociale, puisqu'ils participent à différentes activités de leur communauté, comme l'assistance aux agonisants,
l'enterrement des morts, le secours aux malades, et une nécessité spirituelle, traditionnelle parfois, comme l'organisation des fêtes religieuses et des processions, ou actuelles comme le souci, dans une société marquée
par l'indifférence, d'y maintenir un peu de fraternité et de chaleur humaine. Être pénitent n'a donc jamais signifié, exclusivement, la recherche de l'expiation individuelle et solitaire mais aussi la volonté de partager
avec tous ceux qui souffrent une part de leur fardeau ».
A Tourrettes Héritage, nous nous sommes fixé pour
tâche de retrouver l’histoire de ceux qui, par le passé, oeuvrèrent avec abnégation dans notre village pour venir en aide, partager, porter un regard bienveillant et alléger la détresse de leur prochain.
Gérard Saccoccini
HISTOIRE DU LEG D'UN ORIGINAL TOURRETTAN, ANTOINE-MAXIMIN ALLONGUE
François LENGLET
SUR LES TRACES D'UN TOURRETTAN, CUISINIER DES ROMANOV
François LENGLET
HISTOIRE SUCCINCTE DE TOURRETTES ET DE SON TERRITOIRE
Des origines aux Romains et au Moyen-âge.
Nos prétendus « ancêtres Gaulois » n’ont laissé que de minces vestiges et une filiation aléatoire.
Au V° s. av.JC, la lente migration des Celtes a interpénétré des peuplades indigènes plus
nombreuses, dont les Ligures, avec lesquels s’est formée la nation des Sallyens. Entre Aix en Provence et la vallée de la Siagne, ils installent leurs villages (oppida), entourés de palissades de bois, sur
les saillants où les chasseurs primitifs traquaient ours, loups et sangliers. Quelques cultures apparaissent dans la plaine qui s’étend du territoire d’Aix à la vallée de la Siagne. Les Celtes ayant apporté la
civilisation de l’outil, les oppida se renforcent de murailles de pierres : ainsi vont naître les jolis villages perchés qui parsèment nos collines.
La guerre de 122 av.JC contre les Sallyens d’Entremont (Aix), conduite par les Romains, marque le début de leur installation. Au siècle suivant, l’empereur Octave Auguste fixe une colonie à Fréjus avec les vétérans de la VIIIème légion. Ils mettent en valeur des « villas » dans la plaine (la Bégude, Pré-Claux, Rapiamus...). L’aqueduc de la Siagnole à Fréjus est achevé ainsi que le réseau de voirie (Voie Julia Augusta). La paix romaine favorise le peuplement de la plaine : autour des « villas » se créent de véritables hameaux.
Après cinq siècles, l’empire s’effondre. Les Ostrogoths déposent le dernier empereur en 476. Des vagues de Barbares ont envahi la Provence et l’Italie utilisant les voies consulaires. Les « villas » romaines sont pillées et rasées, les moines des prieurés se replient à l’abbaye Saint Victor de Marseille. Ils confient leurs terres à des laïques qui s’intitulent Seigneurs et ne cessent de batailler. Les luttes seigneuriales, les incursions des pirates barbaresques et les occupations sarrasines, incitent les populations à réoccuper les oppida pour se mettre à l’abri. Cependant, durant tout le Moyen Age, un réseau de pistes muletières tracées au cœur de l’arrière pays, à couvert des massifs littoraux, permettra le maintient des passerelles commerciales de l’Adriatique à la Catalogne.
Seigneurs Catalans et période Angevine.
Nous sommes en 1032 lorsque apparaît le nom de Tourrettes dans les cartulaires du monastère de Lérins, puis de Saint Victor de Marseille en 1043, date de la construction de l’église St. André. Le « château », édifié par son « seigneur », Géraud Palliol, à la même époque, n’a sans doute été qu’une sorte de fortin dominé par des tour de bois (torretas) à l’origine du nom du village.
Romée de Villeneuve, gentilhomme catalan de la cour d'Alphonse 1er d’Aragon, après avoir conquis Nice au début du 13ème siècle, consolide le château et organise le village en « parage ». Ainsi débute l’administration de la région par ses descendants.
L’an 1245 inaugure la période Angevine. Le mariage de Béatrix, héritière de Provence, avec Charles d’Anjou, frère de Saint Louis, signe une ère de forte prospérité et de croissance. Stabilité et paix sociale font délaisser les places fortes et la population se réinstalle dans les hameaux de la plaine.
Après la peste noire de 1348, puis les troubles de la Ligue d’Aix, la paix permet à la croissance de revenir. Les villages se repeuplent grâce à des étrangers que l'on va chercher en Italie, dans la région de Pigna (vallée de la Nervia). Après la disparition du bon roi René, la Provence est rattachée à la France en 1482.
Des Guerres de Religion à la Révolution.
Lors des Guerres de Religion, les premiers troubles éclatent à Castellane contre l’installation d’une église réformée. Tourrettes, gagnée à la cause protestante est bombardée et anéantie par les Ligueurs (1590).
Elle est reprise en 1592 par le duc d’Epernonqui restitue le domaine à ses propriétaires. Dès lors, les seigneurs occuperont la maison de la bourgade dite « le château », abritant aujourd’hui l’hôtel de ville. La « forteresse » ne sera jamais reconstruite.
Le 5 juin 1793, Louis-Henri, colonel du régiment Royal Roussillon, celui que le roi nommait « le plus bel homme de son royaume », dernier des comtes de Tourrettes, marquis de Trans, périt sur l’échafaud à Paris.
CULTURES DU TEMPS JADIS DANS NOS CAMPAGNES : LE CHANVRE
Gérard SACCOCCINI
L’examen des surfaces autrefois consacrées à la culture du chanvre dans nos campagnes surprend par leur étendue, l’importance des activités économiques et la place occupée par le produit et ses dérivés dans les sociétés humaines depuis le néolithique.
La culture concernait le chanvre agricole européen de la famille des cannabaceae, plante de laquelle on tirait de l’huile et des fibres utilisées dans le tressage de cordages, le tissage de vêtements, de voiles et de toiles utilitaires. Communément appelé chènevis, du nom de sa graine, il faut le distinguer du plan dit cannabis, dont la culture à des fins médicales ou récréatives (sic), est aujourd’hui fortement règlementée en raison de ses propriétés psychotropes.
Connue depuis 6000 ans en Asie, il semble que cette plante dioïque (comportant des pieds mâles et des pieds femelles), gagna l’Europe grâce aux migrations des Celtes, bien que ses multiples utilisations aient été connues des Étrusques au VIII° s, et des Romains deux siècles plus tard.
Les toponymes chenavière, chenevier, chenevière et cannebière, conservés comme noms de lieux, permettent aujourd’hui de localiser les sites des activités d’autrefois. Ainsi, dans les « Livres Terriers » et actes notariés de l’Ancien Régime, apparaissent parfois les mentions « terre chenevière » ou « champ chenevier ».
Récolte et utilisations.
Dès le mois de juillet, les moulins étaient préparés pour traiter la récolte, car les plants semés au mois de mai arrivaient à maturité. Il s’agissait du chanvre mâle, portant le pollen, alors que le chanvre femelle, portant l’ovule mûrissait de septembre à octobre.
Après l’arrachage, les pieds liés en javelles étaient couchés sur place, puis mis à sécher contre un mur exposé au soleil afin de récupérer les graines. Après vannage, celles-ci étaient amenées au moulin pour en extraire l’huile.
En Provence, terroir largement pourvu en huile d’olive, l’huile de chènevis était rarement employée dans la consommation alimentaire, mais ses vertus curatives étaient connues pour le traitement des animaux malades. Dans les territoires alpins elle était utilisée pour alimenter de petites lampes à huile domestiques. Avec le résidu de la pressée on formait des tourteaux à mélanger à la nourriture du bétail et on donnait aux poules des graines de chanvre qui avaient la réputation de prolonger la période de ponte durant les mois d’hiver.
Le rouissage.
Après le séchage venait le rouissage, opération consistant à immerger les tiges dans des bassins d’eau stagnante appelés rouissoirs, creusés près des cours d’eau, ou près des moulins, afin de provoquer la macération des tiges pour séparer de celles-ci l’écorce filamenteuse. Les tiges étaient recouvertes de planches surmontées de grosses pierres pour les maintenir immergées. Le verbe « rouir » viendrait du francique « rotian » signifiant pourrir.
Le chanvre mâle, récolté de juillet à août rouissait plus vite que le chanvre femelle mûri de septembre à octobre. Le sommet des tiges rouissait plus lentement que les parties inférieures. Le temps imparti pour rouir le chanvre était de 6 à 8 jours en août et de 10 à 12 jours en octobre. L’opération était achevée lorsque les fibres se séparaient facilement et il était important d’arrêter le rouissage pour préserver leur capacité de résistance. On les sortait du bassin et on les étendait sur les prés ou sur des chevalets de bois pendant quelques jours.
Elles étaient ensuite ramassés en bottes et mise sous abri dans des séchoirs jusqu’à l’hiver.
Le teillage.
Cette activité manuelle occupait les longues veillées d’hiver et consistait à casser les tiges afin d’en séparer l’écorce. On pouvait le faire au moyen d’un brise-chanvre, constitué d’un cadre horizontal fixe avec quatre lames, dans lequel venait s’emboîter un cadre portant trois lames, fixé sur un bras mobile articulé. L’imbrication des lames permettait de broyer les tiges en actionnant le bras mobile. Dans les plaines de Provence rhodanienne, des ouvriers « teilleurs » itinérants venaient se louer dans les fermes pour effectuer ce travail.
Mécanisé, ce système fut adapté à certains moulins, notamment à partir du 17ème siècle lorsqu’on eut besoin de beaucoup de chanvre pour fabriquer en quantité les cordages et les voilures de la marine. Les nombreuses mâchoires de bois frappant les lames fixes étaient animées par un système d’arbre à cames permettant un broyage plus important et plus rapide.
La pauvreté d’une société rurale, parfois en situation de précarité, impliquait qu’il faille tirer parti de tout et ne rien jeter. Ainsi les tiges (chènevottes) débarrassées de leurs fibres étaient liées en petits fagots qui servaient de bois d’allumage pour les feux et les fours domestiques ou banaux.
Le peignage
Appelée aussi « cardage », cette opération, consistait à débarrasser les fibres des résidus ligneux en les passant sur de grands peignes métalliques fixes. L’opération était répétée sur des peignes aux dents de plus en plus serrées pour obtenir des fibres très fines (filasse) que l’on tressait. Le peignage produisait un résidu grossier : l’étoupe (ou estoupe). La grande dextérité et la précision du peignage requéraient des spécialistes appelés ferrandiers, pignards en Savoie ou cardaïre en Provence.
La filasse pouvait être utilisée directement pour la fabrication des cordages mais, pour pouvoir la tisser, il fallait l’assouplir avec un moulin à chanvre. Les tresses étaient disposées sur une pierre plate sur laquelle tournait une grosse meule. Elles pouvaient alors être tissées pour réaliser des draps et des vêtements en toile plus fine, alors que pour les vêtements de travail, robes, vestes, gilets et pantalons on utilisait une toile plus grossière (tiretaine) dont l’étoupe formait la chaîne et la laine tissait la trame.
Pour les usages agricoles un tissage plus grossier encore servait à confectionner les poches de bât pour transporter le fumier, les grandes toiles pour transporter le foin, l’herbe à lapins et les salades sauvages pour la consommation familiale, que les femmes allaient cueillir dans les prés et sur les talus.
La culture du chanvre du temps jadis a beaucoup contribué à atteindre le concept d’autosuffisance et de vie en autarcie de nos populations rurales.
Si elle a disparue aujourd’hui de nos campagnes, les multiples applications qu’elle propose dans l’agro-alimentaire, le textile, le bâtiment, la médecine et la pharmacie, ont décidé l’Union Européenne à favoriser de nouveau cette culture, par ailleurs diversement autorisée selon les pays.
AMICALE TOURRETTANE 1910
"Je viens de trouver un document intéressant sur le canton de Fayence et en particulier sur mon village de TOURRETTES.
Il s'agit d'une carte postale sur laquelle l'on aperçoit
un homme brandissant un drapeau où l'on peut lire " AMICALE TOURRETTANE - 1910"
Si mes recherches sont exactes il s'agirait d'un drapeau relatif à une association des anciens combattants de cette affreuse guerre de 1870 (guerre qui a duré
7 mois, qui a fait plus 400 000 victimes"
Jacques MIREUR
LE GÉNÉRAL FABRE
Marijo Chiché-Aubrin
Le village de Tourrettes s’enorgueillit d’avoir son héros et son château ; très curieux personnage, ce héros ; très curieux ce château. L’histoire de cet homme est une véritable aventure.
Alexandre Fabre est né à Tourrettes d’une famille de petite bourgeoisie fort peu riche ; son père, Jacques Fabre était officier de santé, c’est-à-dire que, faute de médecin au village, il y exerçait une fonction plus près du barbier que du praticien. Sa femme et lui étaient issus de vieilles familles paysannes locales enrichies grâce à leur esprit d’économie, ce qui leur permit de donner une bonne éducation à leurs enfants et principalement à leur fils aîné Alexandre qui dès le plus jeune âge témoigna d’un certain intérêt pour les études. Ainsi fut-il accepté au collège de Draguignan où il montra des dispositions particulièrement en mathématiques. C’est pourquoi ses professeurs le proposèrent pour l’examen d’entrée à la nouvelle école de Polytechnique que Bonaparte avait créée en 1796. Il y fut reçu en 1801. À sa sortie de l’école, deux ans plus tard, il choisit l’administration des Ponts et Chaussées, organisme auquel l’Empereur tenait particulièrement car il jugeait, non sans raison, qu’un excellent réseau routier est indispensable à la fois à l’économie du pays et à la rapide intervention des forces militaires. Dès lors Fabre participa à la construction de voies de communication qui firent l’admiration de tous les gouvernants européens.
C’est ainsi qu’en 1807, lors du Traité de Tilsit, le Tsar Alexandre I, conscient que le réseau routier de son pays était totalement obsolète, demanda à Napoléon de lui prêter quelques-uns de ses ingénieurs capables de conseiller utilement les techniciens russes. En 1809, l’Empereur lui adressa une mission de quatre ingénieurs issus de Polytechnique, dirigée par Monsieur Bazaine et comprenant outre Alexandre Fabre, Messieurs Poher et Detrem qui arrivèrent à Moscou en 1810 et se mirent immédiatement au travail. Le secteur routier affecté à Fabre comprenait la région située entre Moscou, Saint-Petersbourg et la mer Baltique alors que les trois autres se partageaient les secteurs de Moscou-Minsk, Moscou-Odessa et Moscou-Vovograd.
Mais en 1812, lorsque les relations entre les deux pays cessèrent d'être pacifiques, les quatre ingénieurs furent mis en résidence surveillée et transférés à Riazzan au sud de Moscou à la garde d'un officier de confiance. "Gardez les biens mais qu'il ne leur arrive rien" fut la consigne du Tsar. Seulement l'arrivée de Napoléon à Moscou inquiéta fort cet officier qui, sans autre consigne, prit sur lui de transférer ses prisonniers en Sibérie orientale, à Irkoutsk, près du lac Baïkal où les malheureux furent internés pendant près de six mois. Jusqu'au jour où le Tsar, une fois la Russie libérée, s'enquit de ses ingénieurs. Il fallut encore quelques temps avant qu'on ne les retrouve et qu'on les ramène à Moscou. Alexandre I alors renouvela sa demande de collaboration. Bazaine et Poher demandèrent leus rapatriement; Detrem accepta mais peu après, malade, il rentra en France. Seul Fabre resta en Russie selon certaines conditions fort avantageuses et se mit au travail.
Son rôle consistait à élaborer des plans et former les techniciens russes. Ceux-ci, très pointilleux sur leurs propres prérogatives, n'acceptaient de suivre les directives de Fabre que signées d'ingénieurs russes car leur animosité contre les Français n'était pas feinte. Le Tsar trouva un arrangement qui convenait aux Russes sans blesser le Français. C'est pourquoi les principaux plans de Fabre ne sont pas signés par lui mais il est certain qu'il en fut le créateur car il les a rapportés en France.
Outre des aménagements routiers effectués dans la zone sensible de la Baltique, Fabre procéda à la construction ou à l'agencement de certains bâtiments importants. En 1817 il travailla à l'école des Cadets de Saint-Petersbourg. Pourtant cette école existait au XVIII° siècle donc il s'agit soit d'une reconstruction, soit d'aménagements nouveaux. La tradition familiale prétend que le château qu'il fit construire à Tourrettes est la réplique de cette école. Il semble que cela ne corresponde pas du tout à l'architecture de la belle ville des bords de la Neva mais on trouve ce genre de bâtiment lorsqu'on va vers Odessa.
Un autre plan indique qu'il s'agit de l'école de jeunes filles nobles de Saint-Petersbourg. Là encore nous voyons un très beau bâtiment du plus pur classique existant donc depuis déjà quelques décennies. Serait-ce la fameuse école où fut élevée la comtesse "Katia" Dolgorouki, épouse morganatique du Tsar ? Quoiqu'il en soit, il est probable que Fabre procéda à des travaux dans ce bâtiment. Un autre document nous montre une machine à eau destinée à faire marcher une usine de ciment qui devait se trouver dans la ville de Morchansk, au sud de Moscou, dans une région au sol crayeux. Ceci fait penser que Fabre avait de sérieuses connaissances en Hydrologie et Hydrographie, connaissances nécessaires pour alimenter les palais et habitations en eau courante.
Fabre se plaisait en Russie. Il y avait fait sa vie et son cœur aussi avait trouvé une raison de ne pas rentrer en France. La chaleur de ses rapports avec une charmante comtesse slave valait plus que la chaleur provençale. Cette femme, outre son rang social s'adonnait à l'art de la peinture où elle excellait ... au dire de son entourage. Fabre aimait tant sa dulcinée qu'il en adorait les œuvres dont il fit ample provision : l'amour est aveugle !
Qu'advint-il de ce couple irrégulier ? Furent-ils contraints de se quitter ? Fut-elle lassée de tant d'adoration ? Bref, le destin les sépara et dès lors Fabre n'eut plus de raison de rester en Russie. Riche, les malles pleines de ses souvenirs, de quelques plans et de tous les tableaux de sa bien-aimée, il rentra à Tourrettes en 1828 avec le grade honorifique de Général-Major de l'armée russe.
Ce constructeur infatigable acheta la petite colline du Puy qui fait face à l'ancien château des seigneurs de Tourrettes t il entreprit d'y construire son château. Ce monument, selon les plans qu'il rapportait, devait comprenbdre : au sous-sol son tombeau; à l'entresol le musée pour accrocher les œuvres de sa Belle et au premier, ses appartements. Et ce bâtiment sortit de terre. En attendant, il s'était installé au village et avait confié la tenue de sa maison à une jeune femme qui, de gouvernante devint Madame Alexandre Fabre, mais hélas pas pour longtemps. Le changement brusque de climat et quelque maladie rapportée de son exil eurent raison de sa constitution. Il mourut avant d'avoir pu voir so châteu complètement terminé. Néanmoins il fut inhumé dans la crypte prévue à cet effet.
Sa femme était sa principale héritière ... à la grande fureur de la famille Fabre. Dès lors les deux familles se regardèrent en chiens de faïence et le châteu était devenu copropriété de copropriétaires qui, faute d'en avoir la totalité, s'empressèrent d'en tirer chacun de son côté le maximum possible.C'est à qui s'appropria les portes, les fenêtres, les tuiles du toit et leurs poutres, désossant le monument en faisant de lui une ruine bien plus rapidement que s'il avait été la victime d'un séisme. Le maire du village, devant le vandalisme, fit transporter les restes du malheureus général dans un tombeau du cimetière.
Pauvre général Fabre !
Il fallut attendre un siècle avant que le château ne reprenne vie. C'est en 1960 qu'un architecte belge réussit à racheter les parts des héritiers des deux camps, à reconstruire la ruine, à le transformer en divers appartements et à vendre ces locaux en copropriété.
Point de tombeau ! Point de musée ! Qui même se souviendra du général Fabre, cet amoureux transi d'amour pour une belle slave qui avait su lui réchauffer le cœur et lui faire oublier pendant vingt ans les froidures moscovites. El là-bas, au bord de la Neva, quelqu'un ne saura-t-il jamais qu'un petit Provençal vint un jour participer à l'embellissement de son pays ?
Que l'Homme est peu de chose !
Marijo Chiché-Aubrin (Sourires du Haut-Var / TAC Motifs 1999)