LA PASTORALE DES SANTONS DE PROVENCE
Yvan AUDOUARD
https://www.youtube.com/embed/BwbF2OVDNnc
racontée par Michel GALABRU
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Moi je suis l’ange Boufareou. Ils m’ont appelé comme ça à cause des grosses joues que j’ai fini par attraper à force de jouer de la trompette chaque fois que le Bon
Dieu est content. Et cette nuit là, jamais il avait été aussi content de sa vie, le Bon Dieu : il allait être Papa d’un instant à l’autre, et moi, j’avais jamais soufflé aussi fort dans mon instrument.
Je vais vous dire comment ça c’est passé. Parce que de l’endroit où j’étais, c’est tout de même moi qui ai le mieux vu les choses. C’était le 24 décembre. Il faisait mistral. Un mistral à décorner tous les taureaux de Camargue, à déraciner les oliviers de Crau ou les pins des Alpilles. Et tous les habitants de Bethléem, ils s’étaient mis au lit de bonne heure et ils avaient ramené leurs couvertures au-dessus de leur tête pour ne pas entendre souffler le vent.
Le mistral, qui est un ami du Bon Dieu, avait chassé les nuages à des milliers de kilomètres pour que le ciel soit tout propre et tout brillant d’étoiles pour la naissance du petit.Il avait fait la toilette du ciel.Ça partait d’un bon sentiment, mais ça avait baissé la température. J’avais juste mes ailes pour me mettre à l’abri et je commençais à me faire du mauvais sang. J'espinchais de tous les côtés ... Enfin je les ai aperçus. Les pauvres, ils faisaient peine à voir ... Saint Joseph marchait devant, la barbe secouée par le mistral comme une bannière. Il essayait de couper le vent à la Sainte Vierge avec ses larges épaules. De temps en temps, il se retournait et il disait :
- Alors, ma belle ?
- Je n’en peux plus, soupirait la Sainte Vierge.
- Encore un petit effort ... Je vois un cabanon, là tout près.
- Personne ne veut de nous.
-
Les riches peut-être, mais ici ce sont des pauvres,ils nous feront bien une petite place
- Donne moi ton bras ... Mon Dieu que j'ai mal ...
Saint Joseph, le pauvre, était dans tous ses états.
- Aïe, aïe, aïe, quelle misère! Nous sommes propres ...Pas
d’argent, pas de maison et une femme qui va accoucher en pleine nuit, et par un temps pareil... N’aie pas peur ... Attends, je vais te porter ...
- Je te demande
pardon de te causer tant de souci.
- Je suis sûr que ça s’arrangera ... Mais tout de même, le Bon Dieu, il n’est pas raisonnable. Quand je t’ai épousée, j’aurais dû poser mes conditions.
- Tu regrettes ?
- Écoute-moi bien, ma belle : qu’est ce que je suis, moi ?. Un pauvre rien-du-tout et le Bon Dieu m’a donné le droit de te prendre par la main, de te porter dans mes bras, toi, la mère de son petit, et tu voudrais que je regrette quelque chose ? ... Mais un bonheur comme ça, je l’avais pas mérité ... Seulement, qu’il nous aide un peu le Bon Dieu, autrement, nous allons à la catastrophe... Et il y aura des gens pour dire que c’est de ma faute ... Attends, bouge pas, nous sommes arrivés. Il y a quelqu’un ? Ils dorment les pauvres ... Ça m’ennuie de les réveiller, mais je ne peux pas faire autrement.
Vous l'avez entendu Saint Joseph ? Il n’y a pas plus brave que cet homme. Il aime pas déranger les gens. Et même quand il s’est aperçu que le cabanon était une étable, il a eu un peu honte de déranger le Bœuf et l'Âne. Bien sûr, c’étaient que des bêtes, mais elles avaient travaillé toute la journée et elles avaient le droit de dormir comme tout le monde. Il leur a dit :7
- Excusez-moi de vous déranger.
Le Bœuf et l’Âne, qu’on avait tirés du premier sommeil, ont failli se mettre en colère. Mais quand ils ont vu la jolie Sainte Vierge toute pâle, toute mourante, et Saint Joseph avec ses grosses mains rouges et calleuses de travailleur, ils ont eut honte et sont devenus tout gentils, tout pleins d’amitié.
- Ne restez pas dehors, dit le Bœuf.
- Venez vite au chaud, dit l'Âne.
- Vous avez de la chance, juste on a changé la paille ce matin.
- Si on avait su que vous veniez , on aurait mis un peu d’ordre ...
Saint Joseph avait l’âme si simple, qu’il ne s’était pas étonné que les animaux parlent avec l’accent ... Et puis, il avait trop de soucis en tête
pour attacher de l’importance à ces détails. Parce que, la Sainte Vierge, elle, elle venait d’entrer dans les douleurs ...
- C’est terrible, gémissait Saint Joseph, qu’est-ce qu’il faut faire ? Moi je sais pas ...
- Et moi non plus, je suis qu’un âne.
- On voudrait bien pouvoir vous aider, soupira le Bœuf, mais on est bon à rien.
- Mon Dieu , implora Saint Joseph, donnez-moi vite un coup de main. Avec ces deux santons, comment voulez-vous que je m'en tire ?
Il était presque minuit. Je me suis approché du fenestron. Ce que j'ai vu et ce que j'ai entendu, ça ne paraît pas croyable. C'est pourtant la franche vérité. Le Bœuf a dit :
- Puisqu'on peut pas se rendre utile, on pourrait toujours dire une prière ...
- Tu en sais , toi, des prières ? a demandé l'Âne.
- Moi, non, mais Saint Joseph forcément il doit en savoir ...
- Écoutez-les , ces fadas. Les prières elles sont pas encore inventées ... C'est justement pour ça que le petit il doit venir sur la terre ...
- En attendant
, on pourrait toujours se mettre à genoux ...
Parfaitement, c’est comme ça que les choses se sont passées. Saint Joseph, le Bœuf et l’Âne se sont agenouillés tous les trois. Il
était minuit juste. Et le petit est né ... Il a pas poussé un cri. Il est né avec le sourire. La Sainte Vierge, elle souriait aussi. Le Bœuf, l’¨Âne et Saint Joseph, eux, ils poussaient des larmes grosses
comme des olives. Alors Saint Joseph a dit des mots qui lui venaient du fond du cœur et que jamais personne lui avait appris. Et l’Âne et le Bœuf qui étaient encore moins savants que lui, ils répondaient à
tour de rôle.
- Je vous salue Marie, pleine de grâces, dit Joseph.
- Le seigneur est avec vous, dit le Bœuf..
- Vous êtes bénie entre toute les femmes, dit l'Âne.
- Et le Petit Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni.
- Sainte Marie, bonne mère de Dieu.
- Priez pour nous pauvres pêcheurs,
- Maintenant, et à l’heure de notre mort ...
- Ainsi soit-il.
Alors moi, je suis monté dans le ciel aussi haut, aussi vite que j’ai pu, pour annoncer la bonne nouvelle au monde. Et j’ai soufflé dans ma trompette, à m’en faire péter les veines du cou.
- On a fracturé le tiroir-caisse ?
- Viens voir, je te dis ...Regarde ces rascasses, quand on s'est couché, elles étaient
molles et grises, elles avaient plus figure humaine ... Regarde-les maintenant : on les dirait vivantes ... Regarde comme elles ont l’œil clair : on dirait qu’elles vont te parler ... Et les couleurs qu’elles ont, elles brillent tellement
qu'elles te font parpeléger ...
- C’est un vrai miracle.
- Alors, alors ce serait vrai que ce niston c’est le Bon Dieu qui nous l’envoie? - Il faut y aller voir tout de suite ...
- Tu veux sortir, toi, au milieu de la nuit, poltron comme tu es ?
- Dans les grandes circonstances, j’y pense pas que je suis poltron ... Allez, faisons route ...
- Prends au moins ton fusil de chasse, des fois que tu rencontres le Boumian ..
- Si je le rencontre, le Boumian, je lui souffle dessus ... Mais le fusil, je vais le prendre quand même pour si je tombe sur une lièvre .- Si tu tombes sur une lièvre, tu feras comme d’habitude : tu la vises et tu la manques.
- Va savoir ! Si le Bon Dieu il a fait un miracle, ce soir, pourquoi il n’en ferait pas deux ?
Les miracles de cette nuit, je ne peux pas vous les raconter tous. D'abord parce qu’il y en a trop, ensuite parce que le Bon Dieu, il aime faire plaisir, mais ça l'agace qu'on le crie sur les toits. Et d'abord, la bonne nouvelle et la jolie musique, il y avait au moins quelqu'un à Bethléem sur qui elles faisaient pas d'effet. C'était ce sans cœur de Roustido. À Bethléem il y avait que lui de riche. Il avait des champs d'oliviers, des champs d'amandiers et des hectares de pommes d'amour. Et plus il gagnait de sous, plus son cœur devenait sec. On vous l'a pas dit dans l'Histoire sainte pour pas lui faire de la peine, mais c'est lui qui a mis Saint Joseph et la Sainte Vierge à la porte en les traitant de mendiants et de va-nu-pieds. Voilà comment était Roustido. Et pourquoi sa fille, Mireille, y avait pas plus joli, y avait pas plus gentil, plus plaisant à regarder, plus aimable. C'était une fille sage et patiente, mais elle était amoureuse de Vincent, un brave petit bien propre et bien clair, mais lui, il n'avait pas de sous. Il gagnait sa vie à garder les taureaux dans la palustre, ce qui n'a jamais enrichi personne. Et le dimanche, il jouait du taboulet avec les tambourinaires de Bethléem. Tout ce qu'il possédait au monde , c'était son cheval, son trident, son tambourin et son gaboulet. Quand Mireille avait parlé de Vincent à Roustido, il avait failli mourir de suffocation. C'était il y a un an et depuis sa réponse avait toujours été la même : " Je ne donnerai jamais ma fille à un pauvre". Mireille était sage et patiente. Elle avait essayé, jour par jour, de fléchir la volonté paternelle, mais le vieux était têtu comme un âne corse. Alors , ce soir-là, après le dîner dans la grande salle à manger provençale, le dîner silencieux comme le dîner de tous les soirs, Mireille avait mis son beau costume d'Arlésienne et était partie de chez elle pour ne jamais plus y revenir. Et Roustido aux trois quarts fou, battait la campagne en hurlant : "Mireille ! Mireille ! Mireille !" Mais Mireille ne l'entendait pas. Elle était dans les bras de Vincent et elle disait qu'elle y resterait toute sa vie. Vincent, lui, était un garçon raisonnable et il commençait à s'inquiéter.
- Que le monde est joli
! C'est pas possible qu'il soit aussi joli !
Les bras toujours levés et le bonnet de nuit sur la tête le Ravi il est venu se mêler à la foule. Soudain, il s'arrêta ... Il venait d'apercevoir un vieillard triste sous un porche.
- Qu'est ce que tu as toi, à ne pas être heureux
? demanda Ravi.
- Moi, je suis l'Aveugle.
- Il faut que tu sois heureux quand même, un jour comme aujourd'hui. Viens avec moi, je te raconterai tout. Je te dirai comment ça se passe, et fais moi confiance, j'ai de l'imagination. Comme je te le dirai, moi, ce sera encore plus vrai que nature.Et il a pris l'Aveugle par le bras. Mais il ne savait pas exactement où aller. Les gens tournaient en rond, et se demandaient l'un à l'autre: Mais où il est ce petit ? J'ai donné un tout petit coup de trompette.
Ils ont fait le silence, et je leur ai dit: Vous n'avez qu'à me suivre. Alors ils se sont pris par la main, et ils m'ont suivi en dansant la farandole.
Si vous permettez nous allons devant pour voir ce qui se passe dans la crèche, mais n'oubliez pas de prendre votre pardessus, parce qu'on y gèle dans cette étable. Saint Joseph se fait un mauvais sang terrible.
- C'est pas un temps à chrétien. Il va s'enrhumer, le pauvre petit.
- Et à son âge, un rhume ça a vite fait de tomber sur la poitrine, gémissait l'Âne..
- Au lieu de dire des bêtises, dis le Bœuf, tu ferais mieux d'avoir des idées.
- Pour les idées, tu sais, les ânes, ils sont guère forts.
- Ses petites mains sont toutes froides, fit la Sainte Vierge. Il a le bout du nez gelé.
- Attendez, Bonne Mère, je vais vous le réchauffer. Ça vous ferait rien de le poser sur la paille ?
- Faites bien attention, il est si petit, si petitounet ...
- Ne craignez rien. Vous voyez, je m'allonge à côté de lui et mon collègue aussi. Allez, dépêche-toi. Comme ça il est déjà un peu protégé contre les courants d'air.
- Ça suffira pas pour le réchauffer.
- Va savoir ! Nous les bêtes, pendant l'hiver,
il nous pousse du poil et on conserve du chaud au dedans de nous. Évidemment, il vaudrait mieux une bonne cheminée avec un grand feu de bois ... Mais tout ce qu'on peut lui donner, c'est notre chaleur ..
- Vous êtes les plus braves. Mon fils ne vous oubliera pas.
- Si entre malheureux on s'aidait pas, ce serait pas la peine.
- Allez, fais pas l'hypocrite. Dis- le à la Bonne Mère, qu'on y pense aussi à la gloire. C'est vrai, jusqu'à présent, il y en avait que pour le cheval et le taureau, mais j'ai l'impression,
que le Bœuf et l'Âne, il s'en parlera un peu à partir de maintenant, et qu'on en dira du bien, vous ne croyez pas ?
Là-dessus,le Petit Jésus a poussé un petit éternuement.
- Catastrophe, dit Saint Joseph, il a éternué . Il va prendre le mal de la mort, ce petit.
- Rendez-le-moi vite , a dit la Sainte Vierge.
- Attendez, a fait le Bœuf. Ô collègue quand je te souffle sur le museau, qu'est ce que ça te fait ?
- Ça me fait rire, a dit l'Âne.
- Ça te fait rire, mais ça te réchauffe. Souffle-moi dessus pour voir .
- Vous croyez que c'est le moment de vous amuser comme des imbéciles?
- Comprenez-moi. On va lui souffler dessus, mon copain et moi, tous les deux ensemble. Vous allez voir si on vous le réchauffe
pas votre petit. Allez, on y va ...
Là-dessus les deux braves bêtes se sont mises à souffler jusqu'à l'asphyxie. Mais ils avaient bien raison de se donner du mal.
- Regardez, dit le Bœuf, il a souri. Il est déjà presque tout rose.
Vous me direz que le Bon Dieu, il n'avait rien de plus facile
pour lui que d'envoyer le beau temps. Un 24 décembre, sous nos climats, ça n'aurait étonné personne. Mais il fallait d'abord accomplir les Écritures. Dites-vous bien, une fois pour toutes, qu'il sait ce qu'il fait le Bon
Dieu. Son petit c'était pas un fils de famille il fallait qu'il soit élevé à la dure, qu'il apprenne les difficultés de la vie. Mais voilà nos gens qui arrivent en farandoléjant et le Ravi marchait le premier
en tenant l'Aveugle par la main.
- J'en ai vu des jolis petits nistons, mais des jolis petits nistons comme ce joli petit niston-là, je ne croyais pas que ça pouvait exister.
Et il avait raison, ce demi fada, parce que moi non plus je n'avais pas encore bien vu le Petit Jésus, et ça m'en a coupé les ailes. J'avais plus rien à faire sur la terre. J'avais fait ce que le Bon Dieu m'avait dit de faire , j'avais joué de la trompette aux quatre points cardinaux, mais j'avais plus envie de remonter au ciel. Et tout les gens qui étaient là, ils étaient comme moi, étaient paralysés par la surprise et par la joie. Alors ils sont tombés tous ensemble sur leurs genoux, et ils se sont mis à chanter à pleine voix.
Après il y a eu un silence embarrassé. Tout le monde voulait parler, mais personne ne savait plus que dire. Et le plus embarrassé de tous, c'était le Gendarme. Tous les habitants de Bethléem avaient apporté des cadeaux, excepté lui. Alors il est devenu tout rouge, et il a dit:
- Sainte Vierge, et vous, Saint Joseph, excusez moi. J'ai pas eu le temps de passer à la maison. J'étais de service. Autrement je vous aurais apporté des figatellis, de la farine de châtaignes et du fromage corse, mais je n'ai rien sur moi que mon revolver. Alors, je vous le donne pour amuser le petit.
- Tu es bien brave, a dit Saint Joseph, mais...
- N'ayez pas peur. C'est un revolver d'honnête homme, il n'a jamais servi.
- Mais il risque de se blesser !
- Merci, Colombani, a dit la Sainte Vierge.
- Vous savez mon nom ?
- Je sais beaucoup de choses sur toi, Colombani, je sais par exemple que tu attends une lettre depuis longtemps. Et bien tu la recevras demain au courrier, cette lettre.
- Une lettre ?
- Ta nomination de brigadier. Le ministre est en train de la signer en ce moment. Alors ce revolver, garde le... Parce qu'un brigadier sans revolver, ça ferait mauvais effet ...- C'est vrai ce que vous dites ?
- Eh,dis donc, a fait Saint Joseph, tu ne vas pas traiter ma femme de menteuse ?
- Mais promet-moi, a précisé la Sainte Vierge, de continuer
à ne pas t'en servir.
- Ne vous faites pas de souci, Bonne Mère, non seulement j'y mets pas de cartouches, mais je laisse toujours le cran d'arrêt ...
Après tout le monde voulait parler en même temps. Mais naturellement c'est Honorine, la Poissonnière, qui a eu le dessus.
- Bonne
Mère, je vous ai apporté des rascasses pour le petit, des rascasses presque vivantes.
- Des rascasses pour un petit qui vient de naître, mais tu n'y penses pas ! a protesté
Saint Joseph.
- J'insinue rien. Je dis que le
petit il est trop jeune pour manger de la rascasse et qu'au bas mot ça risque de lui donner de l'urticaire.
- Et toi, Pistachié, tu le laisse dire, naturellement.
- Excusez-la, Bonne Mère. Elle a le parler un peu vif, mais c'est une brave femme. En tous cas, si vous voulez pas de ses poissons , j'espère que vous accepterez ma lièvre. C'est une belle lièvre d'au moins douze livres que j'ai tuée en venant vous voir.
Il se trouva dans l'assemblée quelques personnes pour ricaner.
- Parfaitement, je l'ai tuée moi même, d'un seul coup de fusil.
- Parlons-en de ta lièvre. C'est la première fois qu'il rentre pas bredouille de la chasse...
- Attention, vous allez tomber dans l'opérette marseillaise !
- Et le petit, il aime pas ça, a décidé Saint Joseph. Mistral et Daudet, ils sont déjà an ciel. Pagnol et Giono, aussi, sûrement. Mais les autres il faudra qu'ils se surveillent.
Et
à partir de ce moment, chacun a fait son numéro dans la discrétion. Le Berger a enlevé l'agneau qu'il avait autour du cou et l'a posé aux pieds du Petit Jésus sans prononcer une parole.Puis il a fait une dernière
caresse à son chien, et il a dit:
- Moi, je suis le Berger. J'ai un joli filet de voix, mais on s'en est jamais servi dans les opérettes. Je fais rire personne. Je parle seul,
je sens mauvais, j'ai pas d'amis. Enfin j'en ai qu' un, c'est mon chien. Il est mort ce matin . Il est ressuscité ce soir. Dans les opérettes les chiens qui ressuscitent, personne voudrait y croire. Alors ce chien ressuscité, Bonne Mère,
je le donne à ton petit , pour qu'il le garde et qu'il te fasse les commissions ...
- Berger, a dit la Sainte Vierge, mon fils, plus tard sera berger comme toi. Il sera le berger des hommes. Et les hommes n'ont pas besoin de chiens pour les garder. Ils ont besoin d'amour.
Ainsi fut recruté le premier apôtre. Sans que personne s'en aperçoive. Mais dans l'assemblée, il y en avait un qui commençait à trouver le temps long. C'était le Meunier avec son sac sur la tête et ses deux autres sous les bras. Il avait des crampes partout. Il fit tomber le sac qu'il avai sur la tête et dit :
- Bonne Mère , jusqu'à ce soir j'étais un gros feignant.
- Ça c'est vrai, a souligné bêtement Pistachié.
- Toi Pistachié, je te parle pas. Je parle à la Bonne Mère. J'étais un si gros feignant que même dans le pays, ça avait fini par se remarquer. Et puis ce soir, il s'est produit un grand miracle. J'ai senti en moi une envie de travailler, une envie si grande que sur le moment elle m'a fait peur. Mais je me suis ressaisi, et la première farine que j'ai faite depuis des mois, je vous en ai rapporté trois balles pour la bouillie du niston. Mais si vous le permettez, je vais rentrer tout de suite au moulin pour profiter de mes bonnes dispositions. J'ai tellement peur que ça me passe !
- Tu ne vas pas travailler un jour de fête ?
- Si vous me le demandez, je serai bien obligé de rester sans rien faire. Mais je vous jure que ça va me coûter.
Certains déjà se moquaient du Meunier.
- Il y a pas de quoi rire. Je tiens plus en place.
- Eh bien, rentre chez toi.
- Non, il vaut mieux pas, parce que je crois qu'une fois dans mon moulin j'aurai pas le courage de rester sans rien faire.
- Retourne à ton moulin. Je crois que tu as de la visite.
- De la visite ?
- Elle s'appelait Marie-Madeleine, n'est-ce pas ?
- Elle est de retour ? Pour de bon ? Pour toujours ? Ô Bonne Mère ! Ô mes amis !
- Tu lui as pardonné, au moins ?
- À elle, il y a longtemps. Et ce soir , je suis tellement heureux que je crois que j'ai pardonné aussi à l'Espagnol.
- Alors tu peux partir, a conclu la Sainte Vierge.
Et le Meunier est sorti comme un fou, sans dire merci à la Sainte Vierge et sans dire au revoir à personne, et le Ravi levait les bras en l'air en disant:
- Mon Dieu, comme c'est beau un homme qui était malheureux, et qui devient heureux ! Mon Dieu, comme c'est beau un homme qui était paresseux et que l'envie de travailler le prend !- Écoute Ravi, a dit Pistachié, tu commences à nous agacer.
- Si je t'agace, je te demande pardon.
- Tu parles de travail et tu
n'as jamais rien fais de ta vie.
- J'ai regardé les autres et je les ai encouragés. Je leur ai dit qu'ils étaient beaux et qu'ils faisaient de belles choses.
- Tu t'es guère fatigué.
- Et tu n'as même pas apporté de cadeau.
- Ne les écoute
pas, Ravi, a dit la Sainte Vierge. Tu as été mis sur la terre pour t'émerveiller, tu as rempli ta mission et tu auras ta récompense. Le monde sera merveilleux tant qu'il y aura des gens comme toi capables de s'émerveiller.
- Arche d'Alliance, s'est écrié le Ravi ...Tour de David ... Porte du Ciel ... Étoile du matin ... Salut des pécheurs. Rose Mystique ... Bonne Mère admirable, merci à vous.
- Bonne mère très pure, merci à vous, la Poissonnière a dit.
- Bonne Mère très chaste, merci à vous, Pistachié a dit.
- Bonne mère des Anges, merci à vous, le Berger a dit.
- Bonne mère du Sauveur, merci à vous, le Gendarme a dit.
- Salut des Infirmes, consolatrice des affligés, merci à vous, l'Aveugle a dit.
Ils se retournèrent tous : l'Aveugle venait de tomber à genoux et il avait l'air en extase.
- Tu me remercies, toi qui n'a jamais vu le ciel et les étoiles ? a demandé la Sainte Vierge.
- Je te rends grâce, je chante tes louanges.
- Tu me rends grâces, toi qui vis dans la nuit. Tu chantes mes louanges, toi qui es enfermé dans la plus sombre des prisons ?
- Le ciel tu me l'a donné, la lumière elle est en moi, je me sens libre comme l'oiseau.
Saint
Joseph a cru de son devoir d'intervenir.
- Marie, ma belle, il faut faire quelque chose pour cet homme. Tu n'as qu'un mot à dire.
- Mon Dieu, qui, ce soir, avez exaucé tous mes désirs ...
Mais l'Aveugle l'a interrompue tout
de suite.
- Non, Bonne Mère,c'est pas la peine. Ne le dérangez pas. Je sais que le monde est beau, puisque c'est lui qui l'a fait, mais je suis sûr que le ciel est encore plus beau, puisque c'est là qu'il habite. Demandez-lui, seulement, que j'aie pas longtemps à attendre. Faites que j'ouvre les yeux le jour de ma mort, faites que je voie quand ça vaudra vraiment la peine de voir.
Et là, je vous jure qu'il y eut un grand moment d'émotion. C'est Pistachié qui a repris son sang-froid le premier.
- Et naturellement, il a dit, Roustido est pas là.
Et où il était Roustido
? Je vais vous le dire . À force de rôder dans la campagne en criant "Mireille! Mireille!" il avait fini par apercevoir toutes les petites lumières qui avaient transformé l'étable en reposoir . Il était entré
pendant que tout le monde chantait, et personne ne s'était aperçu de sa présence. D'abord, il avait vu sa fille qui tenait son tambourinaire par la main et il avait failli mourir de colère rentrée. Puis il avait vu le Boumian
avec sa dinde étranglée et il avait failli arrêter la chanson pour faire un malheur. Mais il était resté bien sage dans son coin et il sentait petit à petit couler en lui une espèce de douceur, de gentillesse,
de bonté et il répétait sans arrêt :
- Mais qu'est-ce qui t'arrive Roustido ? Tu es pas en colère ! Mais tu
es complètement gaga! Allez, zou, mets toi en colère !
Mais il restait toujours immobile et il se sentait devenir meilleur à chaque seconde. Et quand il a vu le Boumian
s'avancer vers le Petit Jésus en balançant sa dinde d'un air timide, il n'a pas bronché. Et le Boumian disait:
- Petit Jésus, toi qui a la peau si blanche et les cheveux si blonds, n'aie pas peur de moi qui suis si noir de poils et presque nègre de peau. Je t'ai porté cette dinde.
- Mais, tu es un sans-vergogne ! protesta le Gendarme, cette dinde, tu l'a volée .- Laisse-le parler, interrompit la Sainte Vierge, veux tu Gendarme ?
-Bien parlé, Boumian, a dit la Sainte Vierge.
- Je veux pas te contredire, a soupiré Saint Joseph, mais cette dinde, elle est pas à lui.
- Ce qu'il vous propose tombe sous le coup de la loi : article 19, recel et complicité, a précisé le Gendarme.
- Cette dinde, nous ne pouvons l'accepter, a conclu la Sainte Vierge.
- Mais...
-
Ce que nous acceptons, c'est la gentillesse avec laquelle tu nous l'a offerte. Tu nous promets, Boumian, de ne plus jamais voler de dindes ?
- Ni dinde, ni poule, ni pintade, ni pintadon. Et pourtant, c'est bon le pintadon bien tendre.
- Boumian ...
- Reprends ta dinde et va la rendre à qui tu l'as prise.Alors il c'est passé un coup de théâtre que jamais de votre vie vous en avez vu de pareil, Roustido a écarté gentiment le monde, et il a dit au Boumian :
- Tu peux la garder, je te la donne. C'était la première fois que Roustido faisait un cadeau à quelqu'un. Les gens n'en revenait pas. Le Ravi
était plus ravi que d'habitude.
- Ô Roustido, disait-il, que c'est beau ce que tu viens de faire. J'en ai vue des belles choses dans ma vie, mais jamais d'aussi belles que cette
belle chose-là ...
Roustido, il s'était mis à genoux et il se frappait la poitrine.
- Petit Jésus, je suis un assassin. Quand ton père et ta mère sont venus frapper à ma porte. Je les ai jetés à la rue. Je ne me le pardonnerai jamais, je suis un criminel.- Ne vous mettez pas dans des états pareils, dit-il. Vous voyez que ça a fini par s'arranger
Mais Roustido n'était pas au bout de son repentir.
- Je vais faire préparer
une voiture bien bâchée, disait-il, bien souple, avec un cheval bien doux, et je vais vous faire conduire à la maison, dans la chambre la plus belle et la mieux chauffée, dans la mienne, quoi. Et vous y resterez tant que vous voudrez,
jusqu'à la fin de vos jours, si ça vous fais plaisir, et vous aurez à vous faire de souci de rien.
- Vous êtes bien brave, dit Saint Joseph.
Qu'est-ce que tu en dit, Marie ?
- Mon fils et moi, nous vous remercions. Mais nous ne pouvons accepter. Nous devons rester ici pour accomplir la volonté de Dieu.
- Mais alors, gémit Roustido, qu'est-ce que je vais faire de toute la bonté que je me sens dans le cœur, tout seul dans ma grande maison vide ?
La Sainte Vierge a fait un geste des deux mains.
- Avancez-vous, les petits. Toi ,
Mireille l'Arlésienne, et toi Vincent, le Tambourinaire. Oui, toi. N'aie pas peur.
Roustido a blêmi.
- Lui, je veux pas le voir. Jamais il épousera ma fille.
- Pourquoi ? Il est beau comme un sou neuf, a dit Saint Joseph.
- Vous, ne vous mêlez pas de mes affaires de famille.
La Sainte Vierge a souri.
- Et vous disiez à l'instant que vous vous sentiez plein de bonté ?
- Comprenez-moi, Bonne Mère. Faire
un cadeau d'une dinde à un caraque, recevoir des amis à la maison, d'accord, ça je me sens capable de le faire. Mais donner ma fille à un joueur de fifre qui n'a même pas une chemise de rechange, vous pouvez me juger sévèrement
si vous voulez, c'est au-dessus de mes forces. Mettez-vous à ma place !
Saint Joseph lui-même dut en convenir.
- Il y a du vrai dans ce que dit cet homme.
Il était têtu le vieux et je crois que pour le faire changer d'avis, le Bon Dieu aurait été obligé de faire encore un miracle. Mais il en a pas eu besoin parce que dehors venait d'éclater un tintamarre terrible. C'étaient les Rois Mages. À force de regarder l'étoile qui devait les conduire à Bethléem, ils avaient tous un peu de torticolis. Ils étaient partis depuis des mois et ils avaient juste un quart d'heure de retard à cause d'un de leurs chameaux qui traînait la jambe. Ils venaient du bout du monde, avec des turbans, des colliers de perles et une armée de négrillons qui leur tenaient le pan de la robe ... Le Ravi se frottait les yeux :
- Sainte
Vierge, que c'est beau ! Mais regardez comme ils sont beaux, ces hommes !
Au lieu de s'agenouiller comme tout le monde ils s'étaient mis à plat ventre et
se cognaient le front par terre en disant :
"Salamalec, Salamalec". L'Aveugle se demandait ce qui se passait. Le Ravi lui a dit :
- Viens ici, mon beau, toi qui as pas voulu retrouver les yeux de peur des vilaines choses de la vie. Celui-là qui est grand et maigre comme un cyprès et qui a la peau toute jaunâtre, il s'appelle Melchior. Il tient dans ses mains une cassolette d'or et de pierres précieuses. De la cassolette monte une fumée qui sent bon, qui sent bon !
- Je connais . C'est l'encens.
- Le deuxième , il s'appelle Balthazar. Il a les dents blanches comme le sommet du Ventoux, il a les lèvres rouges comme des pastèques et les joues violettes comme des figues. Il a de grands anneaux aux oreilles. Dans les mains il tient une urne d'argent. Ce qu'il y a dedans, je le sais pas.